Création du monument aux Droits de l’homme et du citoyen au Champ-de-Mars
À l’approche de l’année 1989, les instances officielles de la République se montraient soucieuses de l’éclat à donner à la commémoration du bicentenaire de la grande révolution de 1789.
Si le 14 juillet les Français fêtent l’anniversaire de l’événement parisien de la prise de la Bastille, ils commémorent également l’événement national que fut la Fête de la Fédération qui eut lieu à la même date du 14 juillet, en 1790, au Champ-de-Mars. Cette esplanade dédiée à l‘art de la guerre par la présence de l’École militaire devenait ainsi le symbole des libertés nouvelles et l’espace de leurs commémorations.
C’est donc tout naturellement que la Ville de Paris sous l’autorité de son maire Jacques Chirac, décida d’ériger en ce lieu un monument en hommage à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen proclamée par l’Assemblée nationale constituante le 26 août 1789.
La genèse du projet
L’administration m’avait attribué le VIIème arrondissement de Paris, où se trouve l’un des hauts lieux de cette révolution : le Champ-de-Mars. Je fus donc sollicité par la direction de l’architecture de la Ville de Paris à propos de ce projet de monument. Jacques Chirac souhaitait confier cette création à Ivan Theimer, jeune sculpteur d’origine tchèque partageant entre autres son activité entre la France et l’Italie.
Ivan aime les choses simples aptes à capter les expressions de la vie : observateur de formes et de choses concrètes, son œuvre est résolument figurative, fortement influencée par l’art antique et son interprétation qui constitua pour des siècles le socle culturel de notre civilisation. J’étais spontanément attiré par ses conceptions et par l’idée d’une étroite collaboration avec ce talentueux sculpteur.
La maîtrise d’ouvrage était assurée par une équipe de la direction de l’architecture de la Ville de Paris, enthousiasmée par la perspective de cette création. J’ai l’heureux souvenir de Patrick Roger-Vasselin qui fut d’emblée notre principal interlocuteur.
Les premiers dessins d’Ivan détermineront l’esprit du monument : un temple cantonné d’une symbolique figurative. Afin d’accentuer la sanctuarisation de ce temple, il devait être entouré d’un bassin en eau, partie du projet qui ne fut jamais réalisée. Il était convenu que le monument serait placé au centre du Champ-de-Mars dans l’alignement de l’avenue Charles Risler et dans l’axe qui joint le centre de l’École militaire à la tour Eiffel. Les premières esquisses furent présentées aux responsables de la Ville de Paris tant politiques qu’administratifs.
Le dessin informatique était à l’époque à ses balbutiements. Après les premières réunions en salle, cette commission de circonstance fut invitée à se rendre dans un bureau d’études installé dans l’une des tours du quartier de la Défense. Sur écran apparurent tous les aspects du monument : plan, élévations, coupes, vues intérieures, perspectives. Découvrant l’implantation centrale du projet, monsieur Frédéric Dupont (inaltérable élu du 7ème arrondissement, proche de Jacques Chirac) prit la parole pour déclarer solennellement que l’axe du Champ-de-Mars était la ligne virtuelle qui portait le dialogue muet mais permanent entre la statue de Joffre devant l’École militaire et celle de Foch face au parvis du Palais de Chaillot et que rien ne devait rompre cet échange entre ces deux maréchaux de France. C’est ainsi que le projet fut déplacé dans la partie nord-est de l’avenue Charles Risler.
Avec quelques regrets, il fut admis que cette implantation donnait au monument un cadre arboré qui convenait à son volume.
La tentation d’une orientation cosmique - la façade principale orientée au sud vers la lumière - fut vite abandonnée face à l’obligation de respecter l’orthogonalité du plan du Champ-de-Mars dans l’implantation.
Ivan travaillait à Pietrasanta dans un merveilleux village d’artistes situé à l’ouverture d’une vallée ouvrant sur les montagnes de Carrare. Il disposait d’un atelier qui avait été précédemment occupé par un sculpteur américain chargé par l’état du Texas d’exécuter une statue équestre de John Wayne. La silhouette grandeur nature du cow-boy hollywoodien et de son cheval était encore dessinée sur l’un des murs. Pour anecdotique qu’elle soit, cette image donne une idée de la dimension du local qui convenait ainsi à la réalisation et à la hauteur des obélisques projetés.
Parallèlement, sur les dessins d’Ivan, je travaillais aux détails du plan et des élévations. Se précisaient ainsi l’idée du temple sur plan carré en référence aux valeurs de l’Antiquité qui inspirèrent bien des institutions révolutionnaires. Le projet avançait mais nous restions dans l’attente de l’accord définitif du maire de Paris. Le temps se comprimait. D’importantes réunions politiques privaient Jacques Chirac des quelques moments d’attention nécessaires à l’examen du projet. L’accord définitif arriva six mois avant la date retenue pour l’inauguration.
Les gravois du passé
À peine avions-nous eu le temps de quelques sondages préalables que le terrassement commençait. Il était certes peu probable de faire en ce lieu d’importantes découvertes archéologiques. La surprise fut autre : dans les temps lointains, le Champ-de-Mars était une grève sablonneuse dont la pente douce vers la Seine se couvrait de crues occasionnelles. Avec le temps, la construction des quais et la régularisation du fleuve, cette vaste surface s’était aplanie jusqu’à devenir, après remblais, terrain de manœuvres militaires et lieu des grandes manifestations parisiennes. C’est donc ce remblai qui de jour en jour nous contraignait de creuser plus profond. Nous y trouvions les gravois du passé : la découverte la plus intéressante fut celle d’un collecteur d’égout soigneusement voûté, vestige probable du réseau d’assainissement de l’École militaire. Sous ce vestige, nous atteignîmes enfin le sable. Nous étions presque à 8m sous le niveau du sol. Sans dommage pour l’égout découvert, les ouvrages en béton et la maçonnerie d’infrastructure furent rapidement conduits, la pierre allait surgir de ces fondations.
Les travaux étaient réalisés par l’entreprise Lefèvre qui plaça là ses meilleurs tailleurs de pierre. Il fut convenu que les parements ne seraient pas « ravalés » c’est-à-dire dressés par une taille finale générale, mais que chaque pierre serait taillée et layée dans sa forme définitive avant mise en œuvre. Cette technique proche des pratiques médiévales révèle au mieux la texture et le caractère du matériau, en l’occurrence un calcaire lutétien, pierre de Paris par excellence.
Douze médailles
Ivan, bien que fort occupé par son travail sur la statuaire, venait assez souvent à Paris et nous débattions « sur le tas » de certaines options. Il fut ainsi décidé d’inclure dans les façades douze pierres caractéristiques de la géologie des douze états qui composaient à l’époque l’Union européenne. Les pierres devaient être livrées brutes de façon à pouvoir être taillées sur le chantier à dimensions identiques. Sur chaque pierre serait gravé dans la langue du pays le nom de sa capitale, gravure associée à une médaille de bronze aux armoiries de cette ville.
C’est grâce à la courtoise efficacité des services culturels des ambassades concernées que ce projet aboutit rapidement. Un seul problème : Bruxelles ! La capitale du royaume de Belgique a deux orthographes officielles. Après débat, il fut admis que les lettres communes aux deux orthographes seraient gravées en majuscules et les lettres françaises et flamandes en minuscules superposées. Prenant pour repère le parallèle de Paris, les pierres furent orientées sur les façades latérales.
Le sculpteur et l'architecte : Yvan Theimer (à dr.) et Michel Jantzen (à g.)
L'astronome et la lumière
L’intérieur du monument est le lieu de l’obscurité, opposé à l’éclatante lumière des façades. Le plan est ramené à un octogone décliné en plusieurs degrés formant impluvium. La lumière vient d’un œil-de-bœuf et d’un oculus sommital. Des gargouilles déversent l’eau des nuées vers le captage tellurique de l’impluvium. Avec l’aide de l’astronome Jean-Pierre Verdet fut déterminé le point où, à la date anniversaire de la déclaration des Droits de l’homme, le soleil pénétrant par l’oculus sommital vient à midi éclairer la paroi intérieure. Ce point fut marqué d’un bas-relief. Jean-Pierre Verdet, l’homme des étoiles, travaillait à l’Observatoire de Paris : sa verve, son humour, sa science apportaient aux rendez-vous de chantier des instants de plaisir et de rire. Il nous compta que le matin il sortait tôt nourrir les chats qui erraient dans le parc de l’Observatoire et que, parmi tous ces matous, il rencontra un jour un président de la République venu matinalement visiter les lieux. Jean-Pierre était un brillant astronome qui n'intervenait dans le déroulement du chantier que par touches cosmiques mais dont le goût de la plaisanterie philosophique nous régalait.
La construction se poursuivait selon les dessins projetés. Ivan, lors de ses passages, apportait des touches ponctuelles. Il fit tailler deux niches de part et d’autre de la porte avant d’ajouter ultérieurement de ce côté deux colonnes. Dans la hauteur du monument, sur les façades latérales, fut encastrée une série de petits bas-reliefs en pierre, la partie haute de la façade d’entrée fut animée de reliefs géométriques et un ouroboros ceintura l’œil-de-bœuf. Le profil de la corniche fut longuement affiné. L’ultime intervention de Jean-Pierre Verdet détermina l’emplacement et les formes du cadran solaire dont le volume, faute de temps, restera inachevé.
La construction état terminée pour accueillir les figures et ornements de bronze réalisés par Ivan à Pietrasanta : deux obélisques portant le texte de la Déclaration, deux figures masculines et par la suite une figure féminine et un enfant exprimant l’aura du sujet, trois pots à feu marquant le pourtour du podium qui forme le socle de l’ensemble.
Un point de vision vers l’intérieur taillé en triangle a été aménagé entre les obélisques.
La façade d’entrée opposée à celle des obélisques s’ouvre par une porte abondamment ornée.
Le monument fut inauguré en juin 1989 en présence de Jacques Chirac et des responsables de la Ville de Paris au son d’une marche mozartienne.
Le chantier n’avait pas connu de manifestations hostiles, tout juste quelques fleurs de lys dessinées sur la clôture en planche. La suite fut plus animée ! Les symboles maçonniques indissociables de l’évocation de la période révolutionnaire déchainèrent des passions jusqu’à faire l’objet d’un débat en Sorbonne.
Les hublots qui avaient été ménagés dans le sol du podium pour recevoir les projecteurs qui éclairaient le monument devinrent, pour certains esprits tourmentés, les ouvertures éclairant une crypte où se célébraient des messes noires, voire des sacrifices. Un ésotérisme de pacotille lié à la politique du moment conduisit à un délire géométrique de lignes virtuelles passant par le monument, la pointe de la pyramide de Kheops et d’autres lieux, François Mitterrand devenant l’involontaire grand prêtre de ces folles croyances.
Le temps des vandales
Loin de susciter le respect du symbole qu’il porte, le monument subit d’abord les assauts des vandales. Le bestiaire miniature qui enrichit le détail de l’œuvre d’Ivan (tortues, serpent) fut arraché des pots à feu tout comme les médailles encastrées dans les pierres de l’Union européenne ; les petits bas-reliefs pourtant situés en hauteur à environ quatre mètres furent brisés par des lancers de pierre.
Toutes ces mauvaises actions se perpétraient la nuit, le Champ-de-Mars est le grand parc parisien sans clôture, c’est ainsi mal jouir de cette liberté.
L’action la plus grave eut lieu alors que le calme semblait revenir : une nuit, l’une des deux statues masculines fut arrachée de son socle, probablement tractée par un véhicule assez puissant. Les voleurs sans doute surpris furent contraints d’abandonner leur butin à quelques mètres. Cette statue fut conservée dans un dépôt de la Ville de Paris jusqu’à des jours meilleurs.
L’état d’abandon, voire l’indifférence à l’égard d’un symbole aussi fort nous navrait. Il est vrai qu’en deux siècles Paris avait changé et que la liesse populaire, voire contestataire s’exprime de nos jours plus volontiers de la République à la Bastille plutôt qu’au Champ-de-Mars devenu le poumon vert de l’Ouest parisien.
Pour pérenniser l’intérêt de l’œuvre et de sa signification, une association s’est spontanément créée, MDHC. Sur son insistance, la Ville de Paris a accordé un crédit qui permit, en 2016, de nettoyer les façades. Ivan apportera quelques touches complémentaires en particulier la dorure des figures sommitales des obélisques. Dans le même temps, la statue arrachée fut restaurée et replacée sur son socle.
Plus que le respect, le monument suscite la curiosité des touristes en particulier étrangers mais aussi l’intérêt des enfants qui envahissent le podium à l’heure des sorties des classes.
Autre témoignage de la place de ce monument et de l’œuvre d’Ivan Theimer dans le paysage parisien : la salle d’actualité du musée Carnavalet lui a été consacrée pour une exposition ouverte de novembre 2023 à octobre 2024.
A l’initiative de l’association MDHC, sa présidente Isabelle Barbett-Desmazières a présenté au ministère de la Culture une demande de protection au titre des monuments historiques. Sans être rejetée, cette demande est ajournée, le monument étant trop récent !
A l’annonce des Jeux olympiques de 2024, l’association proposa, en rappel aux similitudes qui peuvent rapprocher la charte olympique des droits de l’homme, d’ériger un monument à l’olympisme en vis-à-vis du monument aux Droits de l’homme. Il y avait là un double intérêt puisque bien avant l’initiative de Pierre de Coubertin, c’est au Champ-de-Mars qu’eurent lieu les premiers « Jeux républicains » de 1796 à 1798[1].
Ivan produisit des esquisses dont je précisais l’implantation dans la partie sud-ouest de l’avenue Charles Risler. Présenté à la mairie du 7ème arrondissement, le projet suscita un intérêt de courtoisie sans aller au-delà. De nombreuses épreuves des jeux eurent lieu au Champ-de-Mars, il serait donc opportun d’en conserver le souvenir. Le débat reste ouvert.
Michel Jantzen
Architecte en chef et Inspecteur général des Monuments historiques (h).
[1] Voir sur ce sujet l’article de Jean-Yves Guillain historien du sport dans le journal ‘Le Monde’ du vendredi 26 juillet 2024.
Crédits photos : C. Saillard, O. Spanio, M. Rochard, Amis du Champ de Mars : M. Bauer, C. Roy.